Friday, May 23, 2014

Sans Titre

 Naturaliser la morale ou la moralité?

Florian Cova a, tout récemment, publié sur le site nonfiction.fr une recension du livre de Vanessa Nurock,Sommes-nous naturellement moraux? (Paris, P.U.F., 2011). Le caractère exceptionnellement sévère des critiques me conduit à réagir, non pas pour défendre le livre de Vanessa Nurock: il se défend lui-même, quiconque prend encore la peine de lire les livres et ne se contente pas des recensions, se rendra compte qu'un bon nombre des reproches de Florian Cova ne sont pas vraiment justifiés, mais pour tenter d'expliciter un malentendu profond, qui divise les philosophes français inscrits dans le mouvement de la philosophie analytique (un paysage qui devient complexe, nous traiterons sans doute de ce point dans un prochain billet), au sujet du concept de "naturalisation".
Nous partirons cependant d'un des reproches adressés au livre de Vanessa Nurock par Florian Cova, afin de mieux exposer ce point. Florian Cova reproche à Vanessa Nurock de confondre, à partir du chapitre 3, et en particulier des considérations sur la "la loi de Hume" (loi d'après laquelle, selon la vulgate humienne que V. Nurock s'ingénie à corriger justement, en revenant au texte de Hume, on ne peut pas pas dériver une norme d'un fait), la morale et la moralité.
Premièrement, je ne trouve pas que Vanessa Nurock fasse cette confusion, même si il est vrai que, dans le livre, on peut parfois passer de l'un à l'autre registre (le problème de l'origine de la morale, d'une part, et celui de la nature de notre moralité) quelque peu rapidement.
Deuxièmement, il me semble que la question de la distinction conceptuelle entre morale et moralité mérite d'être abordée pour elle-même, et ce en se demandant ce qui distingue la naturalisation de la moralité et la naturalisation de la morale.

Lors de discussions avec des collègues sociologues ou sociolinguistes, j'ai pu constater que nous ne comprenions pas la notion de "naturalisation" de la même manière. Si, à mes yeux, naturaliser un concept, cela voulait dire tenter soit de le ramener à une espèce naturelle, soit tenter de montrer que la classe des objets qu'il permet de rassembler in fine est une classe d'objets physiques, ces collègues ne l'entendaient pas du tout de cette oreille. Naturaliser, par exemple, naturaliser les lois du marché, c'est les exclure de la critique, en postulant qu'ils font partie de fonctionnements inévitables et nécessaires.
De prime abord, il semble simplement qu'un même terme est employé selon deux appréciations morales différentes: une appréciation neutre (la naturalisation est une méthode en épistémologie, elle peut être critiquée méthodologiquement, mais, au départ, dire que S a naturalisé un concept, ce n'est pas porter un jugement moral sur S), et une appréciation négative (les néo-libéraux naturalisent les lois du marché pour mieux étouffer toute impulsion révolutionnaire).
De ce point de vue, une expression comme "naturalisation de la morale" peut être comprise selon deux perspectives bien différentes.

1-A°) La naturalisation de la morale est une attitude qui consiste à préserver les règles de vie propres à un groupe en disant qu'elles caractérisent un fonds stable et pérenne, que l'on appelle la morale.

1-B°) Naturaliser la morale, c'est montrer que les concepts moraux sont ramenables à des espèces naturelles , ou bien que les objets rassemblés dans les classes "chapeautées" par les concepts moraux, font partie du monde physique. (Cependant, une autre stratégie de naturalisation de la morale peut consister à montrer que les concepts moraux ne sont définis que par rapport à l'ensemble des jugements dans lesquels ils interviennent [c'est l'assomption contextuelle], et que ces jugements sont expressifs, et expriment des réactions "naturelles": cette stratégie est la stratégie émotiviste ou non-cognitiviste, on parlera de l'autre stratégie comme d'une stratégie objectiviste)

Maintenant, si l'on parle de "naturalisation de la moralité", les choses sont un peu différentes. En effet, la moralité est un ensemble de propriétés individuelles, ou personnelles. Alors que la morale désigne l'ensemble des principes moraux (ce qu'il est bien de faire, en gros), de manière "externe", pour ainsi dire, la moralité qualifie, du point de vue de la morale, la valeur d'une personne, d'un caractère, d'une action, etc. La distinction n'est pas si tranchée que Florian Cova veut bien le croire. En gros, alors que le terme de "morale" est de la même catégorie que "orthographe" ou "grammaire", le terme de "moralité" est de la même catégorie que "correction syntaxique" ou "grammaticalité". Je ne suis ici qu'en train d'essayer de comprendre les termes selon leur catégorie (pour éviter les erreurs de catégorie, dans lesquelles le philosophe Gilbert Ryle voit l'origine de la plupart de nos problèmes philosophiques), je ne suis pas en train de parler du problème de savoir si la morale est une grammaire, j'aurais pu choisir d'autres exemples que "grammaire" ou "orthographe".
Cova considère que la moralité est un ensemble de capacités. Le problème est que les débats dont se réclament aussi bien Florian Cova que Vanessa Nurock sont menées dans la langue anglaise (UK/ USA), et que cela ne contribue pas à clarifier ces questions terminologiques.
Si nous considérons l'expression de "naturalisation de la moralité", et que nous essayons de la comprendre selon la dualité sémantique évoquée ci-dessus, qu'est-ce que cela donne?

2-A°) La naturalisation de la moralité est une attitude qui consiste à isoler un certain nombre de jugements de valeur, et à les faire passer pour des jugements de faits. Par exemple, quand le prêtre dit de l'une des ses ouailles que c'est une bonne âme, on va considérer qu'il exprime un fait, et non une appréciation subjective.

2-B°) La naturalisation de la moralité consiste à expliquer (en construisant des modèles prédictifs) les jugements de valeurs portés par des sujets en fonction des capacités naturelles de ces sujets.

Bien entendu, l'un des problèmes est que nos paraphrases contiennent des occurrences de "naturel" et que nous ne savons toujours pas ce que veut dire "naturel". Ce sera sans doute l'objet d'un autre billet.

Ce que met en évidence cette double paraphrase, c'est l'exigence d'une justification, celle du projet de naturalisation, que ce soit de la morale ou de la moralité. Le problème est bien qu'il y a un soupçon, à savoir que naturaliser la morale au sens 1-B, c'est, en fait, la naturaliser au sens 1-A, et que, naturaliser la moralité au sens 2-B, c'est la naturaliser au sens 2-A. C'est à peu près le genre d'objection que fait McKinnon à la psychologie évolutionniste.
Or, si c'est le cas, et si le naturaliste en morale ne peut pas se défendre correctement contre cette (double) objection, alors on peut dire que c'est la validité scientifique de son projet même qui est grevée, à moins que l'hypothèse du naturaliste soit: c'est ma morale qui est la bonne, et je vais le montrer... en naturalisant la moralité! Autrement dit, le projet naturaliste se fonde alors sur une morale naturalisée, au sens 1-A pour se permettre de naturaliser la moralité, au sens 2-B. En clair, c'est parce qu'il ne remet pas en cause qu'il y a bien une morale, celle à laquelle nous avons accès, que le naturaliste peut se permettre d'enquêter sur les capacités naturelles à l'origine, par exemple, de nos jugements moraux, les jugements qui nous permettent de déterminer la moralité d'une personne, d'un caractère, d'un comportement, d'une action, et, pourquoi pas, d'une émotion?
L'hypothèse selon laquelle tout programme de naturalisation de la moralité (au sens 2-B) se fonde sur une naturalisation de la morale (au sens 1-A) est crédible.
Pour au moins deux raisons. Tout d'abord, la psychologie morale, qu'elle soit évolutionniste ou cognitive, s'appuie pour une bonne part sur l'établissement d'un certain nombre d'universaux (par exemple, la différence entre ce qui est de l'ordre de la convention et ce qui est de l'ordre de la loi morale) pour développer ses modèles. L'idée qu'il y a une morale univoque est consistante avec l'idée qu'il y a des universaux qui constituent un noyau moral. Il y a donc un sens à chercher à déterminer la compétence morale (ce que Cova appelle la moralité), de même que c'est la détermination d'universaux dans toutes les langues qui étaye le programme de la grammaire universelle ou générative.
Par ailleurs, il n'est pas certain que les naturalistes soient gênés par l'idée qu'il naturalisent la morale au sens 1-A. Après tout, ils pourraient très bien dire que c'est le succès du programme de naturalisation de la moralité qui permettra de prouver que cette naturalisation de la morale n'est pas un geste idéologique mais tout simplement une hypothèse, voire une heuristique.
A leurs adversaires qui leur objecteraient que les universaux qu'ils croient déceler ne sont que des projections de leurs propres conceptions morales, les naturalistes pourraient, après tout, rétorquer que ce n'est pas tant sur ces hypothèses-là qu'ils attendent d'être jugés (après tout, toutes les hypothèses, en tant qu'hypothèses, se valent), mais bien sur la valeur prédictive des modèles qu'ils mettent en place dans leur travail de naturalisation de la morale.
Je pense que c'est ainsi que les philosophes qui s'appuient pour l'essentiel sur la psychologie morale justifieraient le fait qu'ils s'intéressent avant tout à la moralité et moins à la morale, ou alors envisagée commecognition morale. Reste que cette réponse ne tient pas s'il est montré qu'il faut avoir répondu à la question de la possibilité de naturaliser la morale pour que le programme de naturalisation de la moralité soit de nature à apaiser les anxiétés typiques de la philosophie morale traditionnelle. Et il me semble bien que c'est le cas...